Une tribune par Alexis de Goriainoff, co-fondateur et CEO de Sewan Voilà quelques semaines, l'Arcep, en tant que régulateur des télécoms en France, alertait une nouvelle fois, et à juste titre, sur la lenteur du déploiement du protocole IPv6 dans notre pays. Tandis que nous faisons communément la sourde oreille, depuis bientôt 24 ans tout de même, les conséquences se font chaque jour plus lourdes, et plus graves, pour les opérateurs en premier lieu, mais aussi pour les utilisateurs.Pour y voir plus clair, remontons le fil de ces deux décennies passées avec un protocole IPv4 déjà sur la réserve. En tant qu’immatriculation des appareils connectés à Internet (ordinateur, tablette, téléphone…), chaque adresse IP est une suite de numéros unique. Même si des milliards de combinaisons sont possibles, le protocole IPv4 commençait déjà à montrer des signes d’épuisement dans les années 2000. Et pour cause, si on combine l’explosion de la démocratisation de l’Internet à la multiplication exponentielle des équipements individuels, la conclusion est limpide : la réserve d’adresses IP sera bientôt épuisée ! Forts de ce constat, des chercheurs ont imaginé le protocole IPv6 en guise de remplacement. Oui, mais. Il y a un mais : malgré toutes les meilleures intentions du monde, ces derniers ne se sont pas contentés d’une extension des numéros, mais ont ajouté à ce système diverses fonctionnalités. Effectivement pertinentes à l’époque, une bonne part de ces fonctionnalités sont caduques aujourd’hui et complexifient largement la conversion des matériels et autres sites web vers l’IPv6 salvatrice. Contexte mis en place, nous voici donc 24 ans après le lancement des adresses IPv6, dont le déploiement mondial reste particulièrement lent. Le bilan à retenir ? Une première conséquence pour nos citoyens, peu palpable mais pourtant essentielle : un coup de frein colossal pour l’innovation des télécoms. L’appauvrissement du stock d’IP a en effet conduit à la création d’un marché « gris », une place d’échange des adresses IP « d’occasion ». Les opérateurs vendent et revendent des lots d’adresses IP selon l'Arcep à des tarifs allant jusqu’à 60 dollars l’unité ! Sachant que les adresses ont initialement été distribuées gratuitement, ça sous-entend qu’un nouvel acteur du secteur, tout aussi innovant soit-il, sera contraint d’investir des sommes folles pour être en mesure de fournir des adresses IP à ses clients… Ces investissements forcés sont bloquants et empêchent de se déployer, et in fine de challenger son marché qui demeure préempté par les gros acteurs historiques. Pire encore, s’ensuit une mécanique de spéculation hasardeuse sur ces IPv4, devenues denrées rares. Cette situation est d’autant plus déséquilibrée que lorsque l’IPv6 aura enfin pris les devants, ces adresses IPv4 ne vaudront plus rien. Autre conséquence, quant à elle plus visible par les utilisateurs : le nécessaire partage d’adresses IP. En d’autres termes, la pénurie d’adresses a également conduit les opérateurs à forcer le partage d’une seule et même adresse entre plusieurs internautes, sans qu’ils n’en aient conscience bien entendu. Le résultat peut s’avérer plus que problématique, allant de simples bugs pour certaines applications, jusqu’à de véritables imbroglios juridiques dès lors qu’une adresse a pointé un usage répréhensible des contenus en ligne. Alors, quid de la (re)construction nécessaire du web de demain ? S’il en existe, il est certain qu’elles appartiennent davantage à la bonne volonté des acteurs du web qu’à une quelconque mécanique incitative ou alarmiste. C’est pourquoi je tenais ici à en appeler à la responsabilité de celles et ceux qui peuvent aujourd’hui changer les choses. En premier lieu, on aurait envie de citer les opérateurs. Il va de soi qu’ils se doivent de fournir une IPv6 à leurs utilisateurs, mais ils sont contraints d’ajouter aussi une IPv4 faute de quoi les trois quarts d’Internet leur serait inaccessible. Car c’est bien là que le bât blesse et que le serpent se mord inlassablement la queue. Les efforts doivent demain être concentrés chez les éditeurs de contenus web, pour rendre leurs sites accessibles en IPv6. Une manœuvre qui mobilisera certes les DSI quelques jours, mais qui contribuera in fine à résoudre collectivement un non-sens qui dure depuis près de 25 ans… Enfin, le moteur de recherche leader pourrait avoir lui aussi son rôle à jouer ! À l’instar des sanctions qu’il a su appliquer dans le cadre de la généralisation du protocole « https » à l’époque (déclassement dans la page de résultats), le géant a des cartes en main pour accélérer la cadence. Quel intérêt pour le géant me direz-vous ? Aucun immédiatement ni personnellement. Internet s’est construit par des idées collectives et orientées vers le bien commun, des régulateurs et chercheurs indépendants, et une quête d’innovation constante, nous ne pouvons sur ce sujet compter que sur une prise en considération désintéressée et visionnaire des acteurs du web de demain.
Topics de l’articleInternet et Réseaux